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Le navire s’éloigna rapidement du rivage. Bientôt, comme la côte s’effaçait derrière la ligne bleue de l’Océan, une angoisse informulée saisit le jeune chasseur. Pourtant, ni Callisto ni les marins ne paraissaient inquiets.
Jehn était la proie de deux émotions opposées. Une partie de lui-même tremblait de peur. Jamais il ne s’était aventuré aussi loin sur l’Océan, dont on disait qu’il se terminait au bord d’un gouffre sans fond menant vers le pays des dieux oubliés. Mais dans le même temps, il éprouvait une exaltation intense à sentir les embruns chargés de sel lui fouetter la peau. Il lui semblait redécouvrir des sensations oubliées, enfouis dans un passé lointain et inaccessible.
Callisto et lui avaient pris place à l’arrière, sous un dais tendu d’étoffes épaisses. Elle lui présenta un homme de forte stature, dont la barbe blonde et fournie lui mangeait le visage presque jusqu’aux yeux.
– Diekaard ! C’est lui qui commande ce navire.
– Comment fait-il pour retrouver sa route ? Il n’existe ici aucune terre pour se repérer. Ne risquons-nous pas de nous perdre ?
– Ne t’inquiète pas, répondit-elle, amusée. Ils ont réussi à nous retrouver. Cela devrait te rassurer.
– Bien sûr. Mais j’aime comprendre les choses.
– Alors viens, je vais te montrer.
Elle lui prit la main et l’entraîna sur le pont, où un timonier surveillait un étrange appareil. Au centre de celui-ci flottait une sphère mystérieuse gravée de signes incompréhensibles.
– Ceci est une boussole… commença la jeune femme.
Il lui posa la main sur le bras, envahi soudain par des sentiments nouveaux. Il connaissait déjà cet instrument.
– Je sais ! Elle indique toujours la même direction, c’est-à-dire le nord.
Elle le regarda avec stupéfaction, puis sourit.
– C’est exact. En fonction de la course du navire, ces signes nous permettent de savoir si nous suivons la bonne route. De plus, nous nous fions aux étoiles et au soleil. Ce serait compliqué à expliquer, mais tu n’as aucune crainte à avoir. Nous parviendrons sans encombre à Thulea.
Il se tourna vers elle.
– Je n’avais vu de boussole auparavant. Et pourtant, tu ne sembles pas étonnée que je connaisse son fonctionnement.
– Non !
– C’est Astyan qui s’exprime à travers moi, n’est-ce pas ?
– Je le crois.
– Alors, il était aussi navigateur.
– Il a certainement beaucoup voyagé.
Jehn repensa aux nombreux navires ancrés dans le port de la cité de lumière. Évidemment, le prince qui la gouvernait connaissait les secrets de l’Océan. Le jeune homme caressa la surface transparente de l’appareil.
À mesure que le navire remontait vers le septentrion, la température s’abaissait. Un matin, une couche de givre s’était déposée sur le pont. Les hommes le sablèrent avant de commencer leurs manœuvres. Malgré le froid, le soleil continuait de régner en maître. Jehn regretta d’avoir perdu sa peau d’ours à Yshtia. Mais Callisto lui offrit une magnifique veste de cuir doublée de fourrure, et décorée de broderies.
– Fait-il encore plus froid dans ton île ? demanda-t-il, un peu inquiet.
– Oui et non ! Tu verras quand nous y serons.
Pendant les dix longs jours que dura la traversée, elle se mit en devoir de lui apprendre sa langue, bien différente de la sienne. Pourtant, il l’assimila sans aucune difficulté. Plus étrange encore, il lui sembla découvrir une certaine familiarité avec les mots.
La nuit, ils dormaient tous deux l’un contre l’autre, bercés par le balancement du navire. Parfois, il s’étonnait de ne pas avoir vraiment envie de faire l’amour avec elle. Bien sûr, il avait envie de l’aimer, de caresser sa peau. Mais il avait surtout besoin de ressentir le corps d’une femme contre le sien. Il ne parvenait pas à oublier Myria. À travers Callisto, c’était elle qu’il recherchait. Et la jeune femme le savait bien. À aucun moment elle ne tenta de s’approcher de lui.
Chaque nuit, l’inconnue aux yeux verts le hantait. Au réveil, il avait la sensation qu’elle ne l’avait pas quitté pendant son sommeil. Jamais encore elle ne s’était montrée si présente en lui. Comme si, insidieusement, il se rapprochait d’elle.
Le jour, il errait sur le pont, observant les manœuvres des marins avec curiosité. Mais son esprit était occupé par les trois femmes ; Myria, qu’il ne reverrait jamais ; Callisto, bien présente à ses côtés, qu’il ne pouvait toucher sous peine de lui faire perdre ses dons mystérieux ; et le fantôme aux yeux d’émeraude. Parfois, il se traitait de fou. Vers quel but incertain se dirigeait-il ?
Mais la réponse était limpide. Myria n’était plus. Callisto l’attirait, mais il savait qu’il n’était pas amoureux d’elle. Seule restait l’inconnue, dont les appels devenaient plus pressants chaque nuit. Il n’avait accepté de suivre la devineresse que parce qu’elle pouvait l’aider à la découvrir, grâce à ses pouvoirs mystérieux. Chaque fois qu’il l’évoquait, une douleur sourde lui broyait le cœur.
Un jour enfin, une côte se dessina à l’horizon, surmontée d’un gigantesque panache de nuées blanches. Au début, Jehn crut qu’il s’agissait de nuages. Puis il comprit qu’elles s’échappaient de la terre elle-même. Callisto lui expliqua.
– Thulea est cernée par les volcans.
– Les volcans ?
– Ce sont des montagnes très élevées qui crachent le feu contenu dans les entrailles de la terre. Mais elles nous fournissent aussi la chaleur, et un sol très fertile.
Bientôt, ils contournèrent une pointe rocheuse qui s’avançait très loin en mer. Un vent glacial soufflait du nord, contraignant les hommes à manœuvrer avec adresse pour maintenir le cap contre des courants violents. Au-delà de la pointe se dévoila un spectacle apocalyptique qui stupéfia le jeune homme. Depuis le sommet d’une montagne éloignée, un énorme fleuve de feu dévastait la terre, pour se jeter dans l’Océan avec un vacarme effrayant, donnant naissance à une immense colonne de vapeur.
Le navire passa bien au large de la coulée de lave, puis obliqua vers les terres. Il doubla ainsi plusieurs caps rocheux qui dominaient la mer de hauteurs impressionnantes. Jehn se demanda comment des hommes pouvaient survivre dans un pays aussi froid et aussi désertique. Nulle part il n’apercevait d’arbre. Seuls quelques mousses et lichens s’agrippaient désespérément à la roche dénudée, sur laquelle des colonies entières d’oiseaux marins avaient élu domicile.
Soudain, au détour d’un dernier cap, apparut une vallée magnifique, qui remontait vers des montagnes couvertes de glaces que le soleil inondait de lumière. Sur la côte s’élevait une petite cité cernée d’une végétation luxuriante, d’un vert clair et lumineux, qui contrastait avec l’environnement hostile. Jehn comprit alors pourquoi Thulea était surnommée le Royaume de la glace et du feu.
Callisto lui prit la main et la porta à ses lèvres.
– Thulea ! Je croyais ne jamais la revoir.
Les yeux brillants, elle ajouta :
– Ici, c’est mon pays ! Il n’en existe pas de plus beau.
Stupéfait, Jehn écarquilla les yeux, persuadé de vivre un rêve. Le froid infernal qui régnait depuis plusieurs jours ne l’avait pas préparé à un tel spectacle. La ville qui s’étendait sous ses yeux n’était pas très grande. Mais ses demeures, à l’inverse d’Yshtia, n’étaient pas abritées derrière des murailles. Ici, nulle digue ne protégeait les bâtiments des fureurs de l’Océan. Construits en pierres blanches et grises, les palais de Thulea s’étageaient sur les rives d’un petit fleuve qui descendait des montagnes lointaines couronnées de neiges et de brumes.
À mesure que le navire s’approchait de la côte, la température augmentait.
– Thulea est alimentée par des sources chaudes, commenta Callisto. C’est ce qui explique cette végétation inhabituelle. Toute la population est concentrée ici. Le reste de l’île est désert.
Le navire pénétra dans un petit port protégé par deux rades le long desquelles s’alignaient quantité de petits navires effilés destinés à la pêche. Deux vaisseaux plus importants leur tenaient compagnie.
Une foule innombrable s’était massée sur la place principale de la cité pour accueillir les arrivants. Le navire accosta sans encombre. Lorsqu’elle mit le pied sur le sol, Callisto fut aussitôt entourée par les siens, venus lui souhaiter la bienvenue. À ses côtés, Jehn n’était guère rassuré. Il ne connaissait rien de ce peuple, même s’il en comprenait désormais la langue.
Un cortège se forma pour mener Callisto à son palais. Contrairement à Yshtia, la ville était vaste et claire. De larges avenues dallées s’éloignaient en étoile de la place du port, pour mener vers les différents quartiers. Les vêtements étaient riches et colorés. Dans les rues circulaient des chariots à roues, d’autres montés sur patins, tirés par des aurochs ou des chevaux immenses aux poils longs, ainsi que d’autres animaux, de plus petite taille, dont le front s’ornait de cornes aux multiples ramifications.
– Des rennes, lui dit Callisto.
Autre différence avec Yshtia, Thulea ne semblait pas compter de population d’esclaves.
– Ici, tous les hommes sont libres, expliqua la devineresse. Nous appliquons encore les principes des premiers dieux qui ont fondé la cité, il y a des centaines de générations.
Bien plus tard, après la fête organisée en l’honneur du retour de la souveraine, Jehn et Callisto se retrouvèrent seuls, dans les jardins en étage du petit palais. On leur avait servi une collation. En contrebas, le fleuve tumultueux roulait ses eaux tièdes depuis les sources chaudes des volcans. Avec le crépuscule, une lumière d’un rose doré baignait la vallée. Des servantes avaient allumé des lampes à huile et des cassolettes d’encens. Jehn avait l’impression de rêver. L’endroit, bien que différent, lui rappelait la cité entrevue dans ses songes.
Soudain, il y eut un remue-ménage dans le fond du jardin. Jehn frémit. Un ours énorme venait d’apparaître. Il se dressa sur ses pattes de derrière et avança en direction du couple.
Jehn dégaina son sabre, mais Callisto l’arrêta d’un geste. Le loup, toujours présent, n’avait pas bronché.
– Ne crains rien ! Elle ne te fera aucun mal.
Elle se leva et se dirigea sans hésitation vers l’animal. Celui-ci émit un grondement de joie, retomba sur ses quatre pattes et vint se frotter avec affection contre la jeune femme, qui passa les bras autour de son cou énorme.
– Elle s’appelle Deïra, dit Callisto en se relevant, le visage radieux. Viens !
Jehn s’approcha prudemment, suivi par le loup qui ne perdait pas une miette de la scène.
– Je l’ai recueillie alors qu’elle venait de perdre sa mère, dans la montagne. Elle n’était pas plus grosse qu’un chiot. Je l’ai nourrie. Depuis, elle ne m’a plus quittée. Sauf lorsque j’ai été prisonnière des Khress.
Jehn caressa la tête de l’ourse, qui se laissa faire avec docilité.
– Elle est plus fidèle qu’un chien, ajouta la jeune femme. Mes compagnons m’ont dit qu’elle était repartie pour la forêt lorsque j’ai disparu, voici plus d’un an. Elle a dû sentir que j’étais revenue.
Ils revinrent s’asseoir, suivis par l’ourse et le loup, qui commençaient à sympathiser.
– Tu vois, ils s’entendent bien ! dit Callisto, ravie.
– Il a l’air de trouver les lieux à son goût, répondit Jehn.
– Et toi, te plais-tu ici ?
Il ne répondit pas immédiatement.
– Oui, j’aime cette ville. Mais…
– Mais ?
– Les tiens m’ont accueilli avec chaleur, parce que je t’ai délivrée. Mais à quel titre puis-je demeurer ? Je ne suis qu’un étranger.
– Tu seras un étranger partout où tu iras, depuis que tu as quitté ton peuple.
– C’est vrai.
Elle s’agenouilla aux pieds du jeune homme.
– Alors écoute-moi, Jehn. Je suis seule. Mes parents sont morts. Personne ici ne possède de pouvoirs identiques aux miens. Je les perdrai dès qu’un homme m’aura touchée. Et, à moins que leur père ne soit un être qui me ressemble, mes enfants n’en hériteront pas. Ils seront semblables aux autres. Et le sang des dieux se perdra pour toujours. C’est pourquoi j’ai souhaité que tu viennes. Je voudrais que tu sois le père de mes enfants.
– Le père de tes enfants ? Tu me proposes de rester ici, à Thulea, et de vivre avec toi ?
– C’est un beau pays. Tu peux en devenir le roi.
Elle insista.
– Je t’aime, Jehn. Je n’ai que toi. Nous sommes pareils, tous les deux. Tu ne peux pas m’abandonner.
Il hésita longtemps avant de répondre.
– Callisto, je voudrais pouvoir t’aimer moi aussi. Je sais que Myria ne reviendra pas. Mais tu m’as dit toi-même que j’en aimais une autre. Cette femme mystérieuse qui hante mes rêves.
Elle eut un bref sursaut de révolte, puis murmura :
– Il est trop cruel de connaître l’avenir, et de lire dans l’esprit des autres. Je n’ai même pas la force de me montrer jalouse. Au fond, Asdahyat ne connaissait pas la chance qu’elle avait. C’était une femme égoïste qui ne pensait qu’à elle. Elle aurait pu être heureuse. Et elle ne s’en rendait même pas compte.
Elle se releva.
– Je sais que tu ne m’aimeras pas, Jehn. Tu ne peux avoir que de l’affection pour moi. Mais…
Elle lui prit les mains.
– Mais même ça, je saurai m’en contenter. Parce que j’aurai à mes côtés un ami, quelqu’un qui me ressemble et me comprend. D’abord, où veux-tu aller ?
– Dois-je me considérer comme ton prisonnier ?
Elle secoua la tête.
– Mais non ! Mes navires sont à ta disposition pour te conduire là où tu voudras, quand tu le souhaiteras. Ce n’est pas cela.
Elle s’agenouilla de nouveau. Il se dégageait d’elle un étrange sentiment d’impuissance. Il lui caressa tendrement les cheveux.
– Ta proposition est généreuse, Callisto.
Il réfléchit un moment puis ajouta :
– Je vais accepter. Mais en échange de quelque chose.
– Quoi ?
– Tu peux m’aider à percer le secret de mes songes, découvrir qui je suis, qui est Astyan.
Elle se figea, puis déclara brusquement :
– Non, je ne peux pas faire ça.
– Pourquoi ? Tu ne m’as pas dit toute la vérité. Je sais que tu en as le pouvoir, toi qui connais le passé et l’avenir. Seul, je n’y parviendrai pas.
– Si, tu le pourras. Mais cela demandera du temps.
– Je ne peux attendre, Callisto.
Elle se tut. Lorsqu’elle leva les yeux vers lui, des larmes lourdes coulaient sur ses joues. Ému, il la prit contre lui.
– Pourquoi pleures-tu ? Je t’ai dit que j’acceptais de rester avec toi si tu m’aidais.
– Tu ne comprends pas ? Je t’aime, Jehn. Je veux porter un enfant de toi. Mais j’ai aussi envie que tu restes.
– Je t’ai dit que je resterai !
– Non ! Si je te permets de retrouver la mémoire, tu partiras.
– Pourquoi ?
– Lorsque tu sauras qui est Astyan, tu me quitteras.
– Donc, tu sais qui il est.
– Oui, je le sais !
– Dis-le-moi !
Elle soupira, se releva, et le regarda avec tristesse.
– De toute façon, un jour ou l’autre, cette mémoire se révélera à toi. Et je n’aurais fait que reculer l’échéance.
Elle respira profondément et déclara :
– C’est d’accord. Je vais t’aider. Mais avant, je voudrais que tu me fasses cet enfant que je désire.
– Un enfant ?
– Oui ! Je veux qu’il me reste quelque chose de toi. Si je fais cet enfant avec un autre, il ne possédera pas ces dons étranges qui sont les miens. Je veux que tu me fasses un fils.
– Ce sont les dieux qui décident, Callisto.
– Je sais que ce sera un fils. Je l’appellerai Arkas.
Il la prit dans ses bras.
– C’est bien. Je te ferai cet enfant.
Elle se blottit contre lui. Elle l’avait toujours su. Il n’était pas destiné à demeurer près d’elle. Mais au moins, elle garderait de lui une trace tangible, prouvant qu’il n’avait pas été un rêve. Bien qu’aucun homme n’ait jamais pénétré son ventre, il lui semblait déjà sentir la petite vie qui bientôt le gonflerait, boirait son sang pour faire le sien. Une bouffée de chaleur la baigna.
Elle leva les yeux vers le ciel nocturne et désigna une constellation formée de sept étoiles, et une autre, plus petite, située juste au-dessus.
– Tu vois ces étoiles, Jehn. Elles forment un dessin toujours identique. Ces deux constellations ne se couchent jamais au-dessous de l’Océan. Ici, on dit qu’il s’agit de l’ourse céleste suivie de son petit. Lorsque tu les regarderas, tu penseras à moi, où que tu sois. Mon esprit se cachera dans la plus grande. La petite symbolisera notre fils.
Elle noua ses bras autour de son cou et lui tendit les lèvres. Il l’embrassa avec fièvre.
Le lendemain, ils prirent leurs chevaux et quittèrent la cité en direction de la montagne recouverte de neige. Dans la vallée où ils se trouvaient régnait une chaleur bienfaisante. Autour d’eux foisonnait une végétation magnifique, aux fleurs multicolores. D’innombrables animaux les contemplaient avec des yeux curieux, oiseaux et petits mammifères. Dans les airs planaient des aigles de mer immenses, les ailes étendues.
Ils arrivèrent sur un plateau où les arbres ne poussaient plus. Seule une herbe rase survivait sur un terrain constitué d’un sable durci, aux reflets irisés. Soudain, un grondement souterrain fit trembler le sol. Jehn mit pied à terre, affolé, tandis que Callisto éclatait de rire.
– N’aie pas peur ! Nous ne risquons rien.
– Que se passe-t-il ?
– Attends un peu. Tu vas assister à un spectacle comme tu n’en as jamais vu.
L’instant d’après, d’une bouche sombre située à distance jaillit un superbe jet d’eau et de vapeur. Jehn fit un bond en arrière. La jeune femme le rejoignit.
– Ceci est un geyser, expliqua-t-elle. Ils sont nombreux dans cette vallée. Ce sont eux qui réchauffent notre climat. Ils apportent la vie à Thulea.
Une pluie fine et tiède retomba sur eux. Alors, Callisto ôta ses vêtements et offrit son corps nu à la caresse de l’eau. Elle se tourna vers Jehn.
– Viens ! Rejoins-moi !
Il se déshabilla à son tour et la prit dans ses bras. Elle ferma les yeux. Ses longs cheveux blonds tombaient sur son visage ruisselant de perles d’eau qui accrochaient la lumière du soleil. Elle s’ébroua et lui sourit.
– Je veux que tu m’aimes ici, dans cet endroit, sous l’eau chaude du geyser.
Il était difficile de lui résister. Une odeur étrange emplissait l’air. La peau mouillée était douce sous ses doigts. Le regard bleu se mit à briller d’une lueur insoutenable. Il la souleva et la porta sur un lit d’herbe courte. Puis il s’allongea sur elle.
Parce qu’elle n’avait jamais connu d’homme avant lui, il se montra délicat, malgré la fièvre qu’il sentait monter dans ses reins, dans son ventre. Peu à peu, ils perdirent conscience du monde autour d’eux, pour ne plus être que l’un à l’autre, l’un avec l’autre, intimement mêlés. Lorsqu’il entra en elle, elle ne poussa qu’un cri léger, un cri de douleur et de plaisir, de délivrance aussi. Plus jamais elle ne serait comme avant. Elle sentit les ondes qui la baignaient depuis qu’elle était enfant se retirer d’elle, tandis que les reins de l’homme la pénétraient toujours plus profondément. Elle ressentit l’explosion de son ivresse en elle, une jouissance qui l’imprégna tout entière. Elle savait déjà que la semence qu’elle portait dans ses entrailles donnerait un fruit superbe.
Les visions s’étaient évanouies dans le néant. Seule une plénitude extraordinaire les baignait tous deux. Haletant, il s’écroula sur elle. Jamais aucune femme ne lui avait procuré une émotion aussi intense et aussi forte.
Lorsque le monde recommença à prendre formes et couleurs autour d’eux, ils restèrent enlacés, goûtant la sérénité de l’instant. Depuis longtemps, le geyser s’était tu.
Callisto caressa l’épaisse chevelure d’un blond roux de son amant et sourit, les yeux brillants.
– Je sais que tu vas partir. Mais je sais aussi qu’il aura existé un moment, un seul, où tu m’auras aimée pleinement. Et cela restera mon plus beau souvenir.
– Je n’ai pas envie de te quitter.
– Lorsque je t’aurais dévoilé la vérité, tu changeras d’avis. Je le sais. Je l’ai vu. Alors…
Elle se redressa et s’agenouilla devant lui.
– Le plus tôt sera le mieux. Joins tes mains aux miennes.
Il obéit. Elle ferma les yeux. Utilisant les dernières forces mystérieuses qui sommeillaient encore en elle, elle les concentra sur l’esprit de Jehn. Soudain, il sentit un tourbillon formidable s’emparer de lui, de son esprit, de son âme. Une multitude d’images s’y bousculèrent, où dominait la vision de la cité lumineuse entrevue lors de l’Arundha. Inexorablement, la personnalité de Jehn se fondit à l’arrière-plan, pour laisser la place à l’autre, celle d’Astyan[16]. Et la vérité lui apparut.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, il regarda autour de lui, comme s’il s’éveillait d’un long, d’un très long sommeil.
– Que m’est-il arrivé ? murmura-t-il.
Callisto le regarda avec tendresse.
– J’ai réveillé tes souvenirs. Tu as retrouvé la vie dans le corps de Jehn le chasseur. Mais tu es en réalité Astyan, roi de Poséïdonia, l’un des dix grands princes de l’Atlantide, l’empire des dieux anciens.
Il la contempla avec un regard différent. Une puissance phénoménale s’engouffrait d’un coup en lui. Il se redressa, nu comme au premier jour du monde, fit quelques pas pour dénouer ses muscles engourdis. Des flots de souvenirs se déversaient en lui, tous plus hallucinants les uns que les autres.
Mais l’un d’eux dominait. Il savait à présent qui était la femme aux yeux verts dont il ne parvenait pas à se souvenir du nom.
Anéa !
Son amie, son épouse, sa compagne. La femme qu’il aimait plus que tout au monde. Une femme qu’il connaissait depuis des temps immémoriaux, avec laquelle il avait traversé d’innombrables vies.
Il s’agenouilla près de Callisto, qui le regardait avec un petit sourire triste.
– Tu avais raison, petite princesse. Je vais partir. Je dois retrouver l’Atlantide, et savoir ce qu’il est advenu de ma compagne, Anéa.
Elle acquiesça, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes. Elle avait réveillé un dieu. Il allait la quitter. Elle n’était pas de force à le retenir. Mais en elle demeurait incrusté le fruit de l’amour éphémère qui les avait unis. Même si cela n’avait été qu’un rêve fugace, il avait existé un moment où il l’avait aimée totalement, elle, la reine d’un petit royaume oublié aux confins des glaces du Nord.
Assis sur un tertre rocheux, à quelque distance, le loup les observait. Ses yeux d’or brillaient d’une lueur mystérieuse.
[1] En breton, Morbihan signifie « petite mer ».
[2] Fusaïole : petite pierre ronde et percée, destinée à tendre les fils de trame.
[3] Il a été prouvé qu'une telle hache permettait d'abattre un arbre en une demi-heure.
[4] Cette légende reflète la réalité. Bien que, à cette époque, les hommes ne connussent pas le métal, il arrivait qu'un météorite contenant du fer à l'état brut tombât sur la terre. Les hommes apprirent très tôt à utiliser ce fer, qu'ils travaillaient par martelage, comme ils le firent également pour le cuivre, bien avant l'avènement de l'âge du bronze. Yrhonn n'est que la déformation du nom anglais du fer : iron.
[5] Ce détail, qui pourrait paraître quelque peu scatologique, n'est absolument pas une invention. Il est emprunté aux rites chamaniques. En effet, les chamans de la Sibérie avaient pour coutume d'absorber une décoction d'amanite tue-mouche, champignon hallucinogène qui pousse au pied des bouleaux (les arbres couleur de lune). Son principe actif, la muscarine, a la propriété de passer rapidement dans la vessie de celui qui la boit. Aussi les peuples chamaniques absorbaient-ils l'urine des chamans pour obtenir l'effet de transe désiré. L'effet de la muscarine se fait sentir jusqu'à la quatrième ou cinquième génération de buveurs. C'est ce rite étrange qui est reproduit ici.
[6] Cette coutume de brûler le sol en terre battue s’est transmise à travers les millénaires. Selon la croyance, elle protège des esprits malfaisants. Ainsi, jusqu’à une période récente, il était d’usage, lorsque l’on construisait une maison nouvelle, de déposer deux tisons ardents sur le sol avant de l’habiter.
[7] Ce geste revêtait une signification précise. De même que les sangs avaient été échangés, symboles de l’union des corps, le baiser signifiait la réunion des deux âmes, que l’on partageait par l’intermédiaire des lèvres. Cette coutume a survécu jusqu’à nos jours, bien que son interprétation se soit perdue au fil du temps.
[8] Une coudée : environ cinquante centimètres.
[9] À cette époque, on ne connaissait pas encore la roue.
[10] On a retrouvé des menhirs coiffés de crânes de chevaux sacrifiés.
[11] Il s’agit du menhir géant que l’on peut encore voir à Locmariaquer. A l’origine, il devait mesurer dix-huit mètres de haut et peser trois cent quarante-sept tonnes. L’un des éléments brisés fut récupéré par la suite et servit de dalle de couverture pour le tumulus de Gavrinis. Erh Garah est une déformation de Er Grah, qui signifie « la fée », en breton.
[12] Il s’agit de l’allée couverte de la Torche, qui domine la pointe du même nom, dans le Finistère sud. Seules les dalles de soutien sont encore visibles.
[13] Ce fut l’une des méthodes utilisées pour la fonte des minerais. On a retrouvé de tels fours en Allemagne. Bien avant que l’on ait inventé la forge, ils étaient les seuls capables d’atteindre la température élevée de 1535 degrés, nécessaire pour obtenir la fonte du minerai de fer, dont il fallait éliminer le soufre et les autres constituants. On coulait ensuite le métal liquide dans des moules taillés à la forme de l’objet que l’on voulait fabriquer.
[14] Cet événement, d’une terrible cruauté, n’est en fait que le reflet de la légende de Callisto, dont le père, Lycaon, avait invité Zeus à sa table, et lui avait servi de la chair humaine, celle du propre fils que la jeune femme avait donné au roi des dieux. Pour ce crime atroce, il fut changé en loup. Plus tard, afin de soustraire Callisto et son fils Arcas, que le dieu avait ressuscité, à la jalousie d’Héra, son épouse, Zeus les plaça dans le ciel où ils devinrent les constellations de la Grande Ourse et de la Petite Ourse.
[15] Cette baie est encore aujourd’hui appelée la « Baie des Trépassés ». Certains y situent l’emplacement de la légendaire ville d’Ys.
[16] Le nom du héros n’est pas le fruit du hasard. Il est une dérivation du nom d’Astyanax, fils d’Hector et d’Andromaque. Celui-ci fut tué par Odysseus (Ulysse), qui le précipita du haut des murailles de Troie. Selon une autre version, Pyrrhus le recueillit avec sa mère lorsque celle-ci lui fut offerte en partage après la chute de la cité. Astyanax est devenu le symbole du prince détrôné.